Hand to mouth: vivre au jour le jour

C’est facile de dire, de juger, « ils ne font pas assez ceci », « ils ne pensent pas assez à faire cela », « moi, blablabla ».

Je me souviens très bien du jour d’hiver où je suis allé voir Marius et Jeannette, le film de Robert Guédéguian, dans un cinéma de Gambetta, avec un mec que je ne connaissais pas rencontré sur le réseau, à l’époque où j’habitais rue Pelleport dans le vingtième. Ce devait être avant mon accident de ménisque, durant l’hivers 1997, l’année après les canards. Je me souviens bien de l’émotion lorsque la mère, jouée par Ariane Ascaride, tente de vider jusqu’au bout un tube de concentré de tomate. J’ai failli pleurer de bonheur, de tristesse et de honte à la fois, parce que ce geste, justement, j’avais vu ma mère le faire et le refaire durant des années, je me souviens, quand le tube de dentifrice était vide et que j’en demandais un nouveau, elle réussissait toujours à en sortir un dernier jet. On n’avait pas d’argent, notre vie était un pur état de survie. Tout devait durer, même ce qui ne marchait plus, même ce qui était fichu. Les fruits un peu passés, ramassés à la fin du marché, servaient à faire une compote, les abats que maman achetait servaient à faire une sorte de pâté en gelée, il y en avait toujours trop et le reste de cette sorte de terrine sans trop de goût était recuit avec des restes de riz et des restes de légumes pour faire à manger pour le chat. Je vous épargne les détails de cette vie à cette époque où papa ne retrouvait pas de travail, se recevait des « z’avez qu’à r’tourner dans vot’ pays » quand il allait pointer, de maman qui faisait des ménages à droite à gauche et s’arrêtait par un marché quelconque pour ramasser de quoi manger.

Il y a en France 15 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, et j’ai appris depuis longtemps que je ne devrais pas avoir honte de cette histoire, j’en suis au contraire incroyablement fier. La honte, elle n’est pas de notre côté.

Toujours est-il que le film de Guédéguian m’avait troublé, il racontait un truc très personnel. À cette époque j’écrivais déjà régulièrement mon journal, quasi-quotidiennement, j’étais en analyse, et pour tout dire, ce film m’avait un peu plus rapproché de ce besoin d’écrire, de publier, d’exister. J’avais, moi aussi, des choses à dire. Le gars et moi avons marché après avoir vu le film, on s’est quitté, je ne l’ai pas revu. Il était très doux, très intéressant, mais ce que j’avais vu m’avait pas mal boulversé en dedans. C’est cela, l’analyse, on ne s’attaque aux fondations que très tardivement, moi, pendant au moins un an, il m’avait fallu parer au plus pressé, éviter de me suicider, revenir à la vie, alors être bien solide sur mes pieds, cela était une toute autre histoire…

Longtemps, le spectre de la pauvreté a plané sur ma vie.

HtMJ’écris cela car je suis en train de lire le livre de Linda Tirado, Hand to mouth (je ne crois pas qu’il soit traduit en français), une plongée dans le quotidien de l’Amérique du salaire minimum et des contrats précaires. Pas une enquête sociologique, juste le récit d’une fille qui a fait des études mais n’était pas issue d’une famille ayant les moyens de l’aider ni de lui fournir des réseaux, pour qui il a donc fallu travailler. J’ai désormais pris mes distances émotionnelles avec ce type de récit, mais je le comprends, je connais, je sais de quoi elle parle. Par moment, je me souviens que moi aussi, d’une certaine façon, je suis précaire ici, mais toutefois rien de comparable, ma vie est très stable, et par ailleurs cela reste une vie que j’ai choisie, et même à un certain degré il s’agoit d’un luxe de bourgeois que je me suis offert, ma vie au Japon. Je ne roule pas sur l’or, très loin de là, je dois payer ma propre protection sociale et je reste relativement endetté de ces plusieurs années où j’ai été sur un fil. Mais en effet, je suis resté à flot, je me suis accroché, peut être l’expérience de mes parents et, justement, ces solides fondations dont je suis désormais pourvu, et j’ai pu rebondir et me sortir du pire. Perdre deux fois mon travail, ici, notamment à l’époque de la crise de 2008, puis le séisme, ça a été une sacrée aventure, mais il n’en reste pas moins que j’ai su maintenir le cap. D’où peut-être une certaine distance avec le récit de Linda Tirado.

Mais en même temps, oui, je sais de quoi elle parle car j’appartiens quand même à la même catégorie de personne. Elle raconte ainsi qu’elle ne peut pas aller chez le docteur, chez le dentiste et qu’elle doit choisir entre plusieurs urgences. Moi-même, peut-être vous en souvenez-vous, j’ai dû interrompre mon traitement durant près de deux ans. J’avais d’autres urgences, d’autres priorités. Pour des personnes n’ayant jamais connu la précarité, cela peut sembler fou, irrationnel, mais pour tout dire, Linda Tirado raconte cela très bien. Quand la question se pose, on doit faire un choix, et alors on choisit avant tout ce qui va pouvoir permettre, éventuellement, plus tard, de « s’offrir » le second choix. Mon expérience prouve que j’ai fait le bon choix. De toute façon, l’autre possibilité aurait été de rentrer en France en 2009, au moment où le chômage explosait, me retrouver au RSA, squatter à droite à gauche comme Vernon Subutex, tout ça pour suivre un traitement que j’aurais pas pu suivre en me retrouvant à la rue. J’ai donc pris le risque, j’étais en bonne santé, de garder l’appartement, de m’accrocher.

Je vous conseille ce livre si vous lisez l’anglais, ça se lit vite, et peut-être après vous ne penserez plus tout à fait de la même façon la précarité. C’est facile de dire, de juger, « ils ne font pas assez ceci », « ils ne pensent pas assez à faire cela », « moi, blablabla ». Non, ça ne marche pas comme ça. La précarité, c’est quand on vit « hand to mouth », au jour le jour, et éventuellement si quelque chose vous fait gagner une demi-journée, bingo. Mais aussi contradictoire que cela puisse paraître, il est bien plus facile de faire des économies sur les courses quand on a de l’argent, de trouver un travail quand on en a déjà un, d’être en pleine forme quand on travail, de se cultiver et de se former quand on en a pas vraiment besoin, de penser à soi quand on n’a pas le temps de penser à soi, que quand on a la tête dans le guidon, pas d’argent d’avance et les sapes, le teint et la motivation qui inspirent la pitié…

Je vis à Tôkyô depuis 10 ans, je reste assez précaire, mais je pense avoir compris qu’en réalité nous sommes désormais tous précaires, à la merci d’une bourrasque financière comme celle dans laquelle nous sommes à l’heure actuelle, et qui pourrait affecter la vie de beaucoup de monde si elle s’installait pour devenir une nouvelle crise, avec la récession qui va avec, et les coupes budgétaires et les nouvelles privatisations que les gouvernements ont l’habitude de faire dans ces cas là… On ne sort pas de la précarité, on doit faire avec. Je ne fais plus ces dépenses débiles que je faisais avant, je dépense moins, j’essaie même d’écrire plus pour me réaliser et de lire plus pour me nourrir en espérant définitivement ne plus me laisser avoir par les choses. Mais cela n’est possible que parce que ma stabilité me procure une visibilité, des projets, je maîtrise le temps même si finalement ce que j’ai ici reste quand même très aléatoire. Ce que raconte Linda Tirado est très différent, c’est la précarité du jour le jour, de l’inconnu, de l’impossibilité de faire le moindre projet à moins de sombrer dans la dépression et la schizophrénie, c’est à dire à s’évader en dedans de soi pour échapper à la réalité. Cette terrible douleur qui se cache sous le sourire de ces hommes et ces femmes pour qui chaque jour est un quotidien recommencé, et qui a donné à mes parents ces rides d’expressions qui à elles seules justifierait toutes les révolutions, toutes les émeutes contre les injustices que l’idéologie dominante transforme en fatalité… Googlez, Linda Tirado, bien qu’encore jeune, elle les a, ces rides que l’incertitude vous donne.

Une pensée à mon amie Frédérique, de qui je suis si éloigné et qui a traversé ces angoisses, ces peurs, ces insomnies, seule, comme toujours on est dans ces cas là…

À lire dans The Guardian (anglais)Linda Tirado, Hand to mouth, Living in Bootstrap Amerika, G.P. Putnam’s Sons, New York 2015


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