In between

Pour tout dire, les jours, les semaines et les mois, l’année à venir ne vont pas être très faciles. J’ai pris de grandes décisions et je vais essayer de les mener de front, avec constance et sans me laisser distraire. Pas facile, les voici, j’y reviendrai dans les jours, les semaines et les mois à venir.

D’abord, j’ai décidé de quitter le Japon. Ce n’est pas pour demain, mais c’est un départ auquel je vais maintenant me préparer pour que cela se passe bien et que cela représente même un progrès pour moi. Dans un an, deux ans qui sait. Ce sera certainement donc la dernière de ces décisions qui se concrétisera. La destination n’est pas encore très claire et ce n’est pas, à ce stade, ce qui est le plus important. Ce qui compte est d’avoir décidé de quitter ce pays.
Le Japon me fatigue, je n’y trouve plus aucun plaisir ou plutôt, dans la balance, le plaisir que j’y ressens n’atteint pas le ras-le-bol que j’y éprouve par ailleurs. Le nationalisme qui monte, l’incroyable racisme anti-asiatique en général et anti-coréen en particulier, bâti sur l’amnésie et la falsification de l’histoire, ce sentiment d’être exclus de toute forme de débat alors que ce pays sombre lamentablement dans l’abîme qu’il s’est lui-même construit tout en en rejetant la responsabilité sur les autres, la laideur des villes, cette auto-suffisance chez les gens qui, brainwashés par les médias, pensent vivre dans le meilleur pays de la planète, tout cela m’insupporte au plus haut point.

Le pays qui m’a attiré est un pays qui n’existe plus, je me suis promené dans ses restes, je les vois maintenant disparaitre sous les pelleteuses après la disparition de leurs habitants, et une immense amnésie faite de laideur les remplace, des hôtels hideux pour touristes accrocs aux clichés du Japon « pop » qui me sort par les trous de nez, des hordes de puceaux de 40 ans gavés aux viandes américaines servies dans des chaines où on « mange » pour 4 euros de quoi tomber malade à 50 ans…

Il y a pourtant beaucoup de choses que j’aime ici, mais plus assez pour me justifier de vivre loin des gens que j’aime. Vivre en France n’aurait pas empêcher cet ours de faucher Julien, mais cela m’aurait permis de le voir durant toutes ces années et de profiter du temps où il était encore parmi nous. Et vivre en France m’aurait permis de voir encore maman un peu plus, de lui tenir la main, de lui prouver que je l’aimais. On ne change pas le passé, mais pour le moins, je peux en retenir la leçon quant à l’avenir.

Je repense à Yann, les supermarchés lui sortaient par les trous de nez, eh bien ça a commencé. Il faut dire qu’en mars, quand je suis allé en France, j’ai eu l’occasion d’aller dans un Leclerc et dans un Carrefour et j’ai compris que oui, il m’en manquait, des choses, plein de choses, tant de choses. Fruits et légumes en abondance, fromages et laitages… Ça peut paraître con, réduire sa vie à un supermarché, mais ici, c’est pauvre, grisâtre. Et cher.

Mais c’est surtout la laideur envahissante que je ne supporte plus, ces immeubles moches, ces espaces publics oubliés et incohérents, ou pire ces hordes de touristes, pas les touristes normaux, non, les geeks boutonneux.

Je suis persuadé que les touristes accrocs à la Kpop sont mignons, sexy, élégants. Nous, on a les mecs à cheveux gras, 900% hétéros et les filles qui se font une couleur bleue « délire » durant leur voyage ici et qui vont trainer à Akihabara avec une mini-jupe magical girl. J’ai rien contre eux individuellement, je veux dire qu’individuellement, je les connais pas et je ne les fréquente pas, je parle en tant que masse crétine et laide qui parle fort, sent la sueur, s’extasie devant les « maids » qu’ils prennent en photo et bave devant les affiches de jeux vidéos où on voit des gamines de 6 ans avec des seins volumineux assises en laissant voir leur culotte parfois déchirée méga humide moulée sur leur vagin, les yeux suggèrant un « non, arrête » et une espèce de liquide blanchâtre qui lui coule de la bouche, habillée bien entendu en écolière.

Il y en a des tonnes, et des hordes de geeks plus ou moins puceaux visitent ces temples du manga et du jeu vidéo, les boutons d’acnés en feu et la queue en érection avant de s’envoyer une japonaise rencontrée dans un bar quelconque, faisant de ce voyage un souvenir inoubliable entre sexe, jeu vidéo et clichés divers et variés, « c’est trop cool, le Japon ».

Chacun son Canigou, hein… Cela vaut-il le coup de vivre loin de mes amis, de ma famille, de celles et ceux que j’aime? Un pays tellement ringard qui croit encore au futur technologique avec des robots.

Et puis je regarde de plus en plus nos habitudes de blancs avec suspicion. Qu’est-ce que c’est que ce truc qu’on a avec l’expatriation, avec l’envie de « vivre ailleurs ». Je ne parle pas de la migration, qui est la forme la plus respectable, finalement, car on est mu par la faim, par la survie et que cela est la marque de notre espèce, de toute créature vivante. Non, je parle de notre idéologie de confort, de notre moi narcissique qui « choisit » de « partir » et d’aller s’imposer chez les autres comme quelque chose qui irait de soi et même avec l’appui de nos gouvernements pour être sûr que l’on y sera en sécurité malgré les appréhensions voire les résistances de la population locale.

Comprendre que je dois maintenant me préparer à partir, l’écrire noir sur blanc, c’est un très gros truc pour moi, alors voilà, c’est dit.

Je suis très ennuyé toutefois, car durant ce long séjour, j’ai rencontré Jun, et Jun est devenu un ami incroyablement proche, intime et que je ne tiens pas à être séparé de cet ami aussi. Nous avons partagé beaucoup, nous nous connaissons trop pour se dire « ciao » comme ça. Dure équation.

J’ai repris le travail sur ce roman commencé il y a 9 ans. J’ai honte, 9 ans… mais en même temps, j’ai enfin compris que mon ambition était trop haute pour moi, que ce que j’avais en tête me dépassait, et puis que finalement je ne devais faire confiance qu’à moi pour y parvenir, alors je m’y suis remis, je mets au point ma méthode de travail, ça ne va pas être facile du tout.

J’ai donc décidé de me hisser à la hauteur de cette ambition, je ne peux pas faire moins, c’est impossible tout simplement, car ce n’est pas ce qui m’a conduit à sortir les quelques 150 pages déjà écrites et qui finalement ne représentent qu’une goutte d’eau dans ce qui en réalité, dans ce que je vois, dans ce qui est en moi, comprend 3 tomes, oui, rien que ça, et cela depuis que l’idée est venue, et je me suis vautré dans le premier tome seulement.

J’en ai écrit la fin, je veux dire, une sorte d’ébauche bancale, car la fin du premier tome est incroyablement douloureuse à écrire, à tout niveau, tant dans son contenu que dans la technique et dans la forme, je veux dire que c’est quelque chose qui devra in-fine être réécrit d’une traite, comme un sprint, je sais où ça va, je sais ce qui s’y passe, c’est prévu depuis le moment où j’ai couché le premier mot de ce roman, j’en ai mis une sorte de charpente par écrit, mais je veux faire mal, je veux faire du mal, je veux VOUS faire du mal, pas avec méchanceté, mais par amour, pour que vous vous souveniez de ce que vous avez lu, je veux un roman qui vous marque pour toujours et si je n’y parviens pas, c’est raté. It’s just as simple as that.

Vous voyez ce que je veux dire, par une ambition trop haute pour moi? Moquez-vous. Moi, en attendant, je me fais honte de m’être arrêté.

J’entends le conseil habituel, tu peux commencer de façon plus sobre, plus simple, et puis bla-bla-bla, bullshit! Je ne peux pas. J’ai un truc à raconter, un truc profond que je veux, que je dois écrire, que je peux écrire et que j’écrirai, et ce n’est pas de ma faute si la seule façon rationnelle pour que cela marche, ce sont trois tomes, et si chaque tome doit faire dans les 400 pages, ce n’est pas de ma faute, c’est comme une mission. I have to do it, I have to do it that way, it has to be that way.

Pour m’aider, toutefois, et après avoir renoncé à toute aide extérieure tant que je n’aurai pas terminé, j’ai pris la décision de me remettre à ce blog, d’abord et avant tout, et d’avoir écrit que j’avais décidé de quitter le Japon c’est déjà lever un gros sujet tabou, mais aussi d’y écrire les nouvelles, les micro-récits qui souvent me passent par la tête et que j’y garde dans un coin.

Côté écriture, j’ai en effet beaucoup régressé, Les réseaux sociaux absorbent toute la spontanéité de l’écriture, toute l’énergie, tout le temps passé, et après il n’en reste plus rien, c’est un peu comme de la masturbation, ça prive de l’énergie qu’on a en soi. Je suis presque guéri de Facebook.

J’ai en projet un truc qui sera très facile à écrire et dont je peux dors et déjà vous livrer le titre, « Classes moyennes, une comédie de moyenne classe », et qui sera en quelque sorte l’épilogue des deux récits que j’avais livrés pour Minorités au sujet de la crise de 2008. Publier régulièrement, mettre en ligne de courts récits, cela sera le moyen de me mettre au point pour garder le cap sur cette fantastique ambition que représente l’écriture et la publication de ce roman laissé en plan et dont je sais qu’il est essentiel, attendu et que moi seul ait la capacité d’écrire.

Et puis il y a l’Algérie.

Vous savez, c’est difficile de cumuler tant d’identités contradictoires. Je suis ouvertement homosexuel, non pas parce que je pense qu’être ouvertement homosexuel soit bien, mais parce que j’ai compris à 14 ans que c’était politiquement nécessaire. Mon homosexualité est donc avant tout un engagement politique, et quand j’écris cela je ne parle pas de ce que je fais dans le lit qui ne regarde que moi.

C’est donc pour cette raison que jamais je n’ai pigé le « Pride », je ne suis pas « fier ». Je comprends l’idée, il s’agit de retourner le stigmate et de redresser la tête, mais non, ce n’est pas comme cela que je me pense. Je ne cherche ni à être aimé, ni à être défendu, je serais plutôt un militant de la banalité. L’objectif politique pour moi, ce n’est pas d’être fier, c’est d’être banal, de raconter un flirt à d’autres personnes sans se poser la question de ce qu’ils en pensent exactement comme ils le font, et qu’importent s’ils n’apprécient pas, c’est eux que ça regarde.

Affirmer que je suis homosexuel, c’est donc avant tout pour moi une affirmation politique, exactement comme certaines femmes porteront le foulard par conviction religieuse, certes, mais également pour délimiter un espace qui sera l’espace de leur liberté religieuse, une façon d’annoncer la couleur dans un environnement possiblement hostile sans se soucier de ce que les autres penseront, qui m’aime me suive, en quelque sorte.

Je possède donc ce que l’on définit généralement comme des identités inconciliables, et c’est vrai qu’indépendamment du tabou que représente l’homosexualité en Algérie (et qui n’a rien à voir avec un interdit religieux car l’Islam est beaucoup plus flexible sur le sujet que ce que la brainwashing saoudien et l’hygiéniste bourgeois des colonisateurs français et britanniques ont exporté dans l’ensemble du monde musulman), il reste l’arsenal judiciaire hérité de la colonisation qui expose la vie de chacun à l’arbitraire de l’état policier. Être homosexuel en Algérie, c’est s’attendre à ne pas être défendu par l’état, c’est même être passible de la prison, ce qui est fort pratique quand il s’agit de se débarrasser d’un opposant comme cela arrive dans l’Égypte du général Sissi. Ce type d’arbitraire ne vise pas, bien entendu, les corrompus qui s’envoient tout ce qui bouge, filles et garçons, prostituées et prostitués, au bled ou à l’étranger, avec la même boulimie que les saoudiens qui s’envoient des rasades de whisky et de putes en mini-jupes ras-le-bonbon dès qu’ils sont hors de chez eux.

Inconciliables, pourtant, pour moi, elles ne le sont pas. Elles ne le sont pas parce que beaucoup, aussi, en moi, réside de choix, pas des choix absolus mais des choix que j’ai été amené à faire pour que justement je puisse vivre sans avoir à vivre avec des choix imposés par d’autres. Et je me vis, pour tout dire, très bien. Je suis une personne souriante et plutôt heureuse, pour tout dire.

J’écris cela parce que les événements en Algérie m’amènent à prendre parti. Je ne peux pas, je ne peux plus, il m’est impossible de me mettre sur le côté et regarder ce qui arrive en spectateur, et cela bien que je ne sois pas la bas, et cela bien que je n’y sois pas né, et cela bien qu’il me serait facile de ne pas me sentir concerné, de me contenter de penser « bonne chance les gars ». Mon regard politique sur l’homosexualité est un regard politique, comme je vous l’ai écrit non pas parce que j’ai choisi d’être homosexuel, ça ne se choisit pas, mais parce que j’ai compris que le dire et avoir sur la question un regard radicalement homosexuel était un choix, et que ce choix était déterminant non pas tant pour moi que pour les autres et pour la société. J’ai toujours eu l’espoir que nous serions, un jour, terriblement banal. Je pourrais écrire la même chose en ce qui concerne ma séropositivité, d’ailleurs.

L’Algérie, donc. Je n’ai pas choisi d’être algérien. Je suis français certes, mais l’histoire même de l’Algérie m’oblige à être algérien, et cela pas seulement « de coeur » ou de façon nostalgique mais d’une façon politique. La France, le pays où je suis né, a créé une situation dont je suis moi-même le produit, et cette situation se trouve encore là, béante, un peu comme mon roman. Inachevée.

L’Algérie a besoin de moi comme elle a besoin de toutes celles et tous ceux qui sont conscients de ce que ce mot, « Algérie », signifie.

Je ne suis pas un « one-two-thriste », ce nationalisme du pauvre que Bouteflika a jeté en pâture à un peuple qu’il avait en même temps privé de son histoire et de toute ambition collective pour mieux le voler et le dominer. Je porte en moi le rêve que mon père m’a transmis, et ce rêve est le rêve de génération d’Algériens qui ambitionnaient leur libération au point de donner leur vie pour qu’elle advienne un jour.

Quand je pense à l’Algérie, je n’ai que faire de la France, et je n’ai que faire de mon homosexualité. Celle banalité d’être qui m’habite est alors plus forte, et qu’importe si je suis né en France, et qu’importe si mes mœurs gênent. Je suis algérien et j’ai alors une mission politique. C’est comme ce roman en moi, cette éducation que j’ai reçue, cette expérience politique que j’ai acquise en France, cette façon de penser que j’ai développée, je ne peux pas ne pas les partager. Alors qu’importe. C’est une réconciliation en cours en moi, et finalement il n’y a aucun choix à opérer. Je n’ai pas à choisir d’être homosexuel, ni algérien, ni français, ni musulman. C’est ce qui fait ce que je suis. Et tant pis si en me mêlant plus publiquement aux évènements en cours, je me retrouve dans l’impossibilité d’y aller en raison de ma sexualité.

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Le temps du déchirement est terminé.

J’ai donc décidé (on me l’a suggéré) de m’adresser directement aux algériens, il y a les outils techniques pour cela, et qu’importe si cela est ridicule. J’accepte d’être artiste aussi, et l’artiste se moque du ridicule. J’ai créé Nedjma il y a 6 ans maintenant… Quand je vois l’espèce d’impasse dans laquelle toute cette belle « révolution » se retrouve perdue, avec, fidèle à ce qu’il est, seulement Rachid Nekkaz qui seul fait le vrai travail à accomplir, ce que je respecte particulièrement chez lui (et j’écris cela en avouant être sidéré par l’indigence de son programme et la mégalomanie de certains de ses messages sur Facebook), je suis obligé. Je pourrais ne pas faire, mais c’est cela, la politique: c’est décider de faire.

Je suis dans le métro, je posterai ce billet plus tard. Si j’ai du temps, je commencerai à écrire cet épilogue de Mortgage Story et de Debt Fiction, « Classe moyenne, une comédie de moyenne classe ». Ah, et je dois acheter un micro, aussi.
Bref, c’est enfin la rentrée. Premier bilan dans un mois.


Commentaires

4 réponses à “In between”

  1. Oh ce sera cool de te relire plus souvent ici. Je te suis sur l’épuisement et la régression effective de l’aisance d’écriture (fluidité, et même style) en arrêtant d’écrire et de lire, et en gâchant son temps sur les réseaux sociaux. :DDD
    Si tu es de retour à Paris, ce sera un plaisir de se revoir et souvent !!!! 😀

    1. Avatar de Madjid Ben Chikh
      Madjid Ben Chikh

      Je garde en mémoire, on pourra aller grignoter autre chose que des sushis 😉

  2. Oh ce sera cool de te relire plus souvent ici. Je te suis sur l’épuisement et la régression effective de l’aisance d’écriture (fluidité, et même style) en arrêtant d’écrire et de lire, et en gâchant son temps sur les réseaux sociaux. :DDD
    Si tu es de retour à Paris, ce sera un plaisir de se revoir et souvent !!!! 😀

    1. Avatar de Madjid Ben Chikh
      Madjid Ben Chikh

      Je garde en mémoire, on pourra aller grignoter autre chose que des sushis 😉

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