Jeudi gris

J

Un matin, ciel gris sur Tôkyô, un fond sonore – chose rare -, Astor Piazzola. Je ne suis pas habitué à écrire avec de la musique, mais là, c’est juste parfait, le tango diffuse une humeur parfaite, mi-triste mi lumineuse par moment, même si cela reste quand même très mélancolique. Je vais peut-être couper la musique quand même. Voilà, c’est fait, j’ai attendu la fin du morceau, Adios Nonino, et puis me revoilà dans le quasi-silence de cette fin de matinée, dans la rue la voix de deux femmes qui se saluent, le souffle de mon climatiseur et le glouglou du diffuseur de parfum.
Je dors incroyablement bien, en ce moment, je veux dire vraiment très bien, un sommeil profond, véritablement réparateur. Mes rêves laissent une certaine emprunte, comme celui de la nuit dernière, je vivais dans une maison toute flasque sensible aux moindres secousses, aux moindres mouvements, presque flottante. Au réveil, j’ai pensé à mon nouveau contrat, très précaire, et j’ai pensé « ça ira », parce que finalement, dans cette maison, rien de mal n’arrivait, il y a juste qu’elle était très flasque.
Visiblement, ses fondations étaient très solides.
Mardi, dans ma leçon de groupe dans une maison de quartier, il y avait une « visiteuse », une potentielle nouvelle étudiante. Elle n’est restée qu’une heure. Je n’ai rien fait de spécial pour lui plaire, j’étais juste très content que quelqu’un se joigne au groupe, c’est un peu la condition pour que ce type de leçon puisse continuer. Elle nous a dit qu’elle suivait les leçons d’un autre groupe d’anglais mais que le professeur était parti, et qu’ils en cherchaient un autre. En attendant, peut-être allait-elle se joindre au nôtre.
Dans le métro, j’ai pensé que peut-être en réalité elle était venue pour voir comment j’étais. Trouver un enseignant, pour ce type de maison de quartier, c’est assez difficile, les professeurs très souvent viennent deux ou trois mois et ils arrêtent. Ça n’a pas manqué, j’ai reçu un email hier me demandant si j’étais disponible. Je vais répondre tout à l’heure.
Les fondations sont solides, je vous dis. Je n’ai aucune inquiétude et pour tout dire, le contrat que mon directeur a imposé, et que j’ai accepté après lui avoir fait changer beaucoup de termes, au passage pour l’ensemble des autres enseignants, eh bien il signe la fin d’une longue période qui m’a familiarisé avec une certaine confiance en moi. Je suis libéré de la hantise de la pauvreté, de la marginalité, c’est finalement un peu comme si un cycle, commencé avec le décès de maman, touchait à sa fin, et avec lui la longue période démarrée en 2009 quand j’ai commencé à travailler pour cette école. Le décès de maman a été quelque chose de très important, dans mon existence, on ne se remet pas facilement de ce type de disparition, et je crois que ce long deuil touche à sa fin. Et au même moment où je sens que ce deuil touche à sa fin, j’ai le contrat de travail le plus pourri de toute mon existence.
J’aurais pu « résister », « refuser », être un héros mais c’eut été un véritable suicide. Je suis seul ici, je n’ai pas spécialement d’argent, en tout cas pas suffisamment pour tenir le temps de ce type de guerre. Et j’ai d’autres aspirations, d’autres ambitions que cet enfermement dans l’enseignement, un domaine qui ne reste finalement que mon gagne-pain. Quelque chose que j’avais trop eu tendance à oublier ces dix dernières années.
Rie, la secrétaire de l’école, après que je lui eu fait part de mes critiques vis-à-vis de ce contrat, m’an envoyé un mail me disant que peut-être c’était l’occasion de bouger, de créer mon école près de l’école où je travaille en ce moment, en louant un espace « pas cher ». Ma première réaction a été de penser, « de quoi tu te mêles », et puis ensuite, « ma propre école? », sur la ligne DenEnToshi, dans cette banlieue? J’ai eu des envies de réponses incendiaires avec beaucoup de « moi je », et puis soudain j’ai réalisé qu’en réalité je n’avais aucune réponse à lui donner car en réalité j’avais déjà « bougé », il y a deux ans, sous ce magnifique ciel étoilé de la Sarthe, j’avais « bougé » dans les rues de La Ferté-Bernard sous le soleil magnifique de mars, quand maman est partie, et quand la conclusion avait été qu’il était temps de penser à rentrer. Qu’irais-je faire dans une sorte de « local pas cher » au milieu d’une banlieue moche, à donner des cours de français pour un salaire de misère?
Je suis une tête de bois, je refuse qu’on me dise quoi faire, surtout pour me donner des conseils aussi nuls que ça, franchement. Il m’est déjà arrivé d’y penser, en effet, mais immédiatement j’ai pensé que non, come on…
Je suis une tête de bois mais je sais écouter, aussi. Il y a peu de gens que j’écoute, il faut d’abord que j’ai pour eux un respect très fort, un truc qui dépasse l’amitié, et qui n’a rien à voir avec l’admiration.
J’ai repensé à un conseil que Didier Lestrade m’avait donné il y a 8 ans, en lisant le mail de la secrétaire. Publie! Et j’ai eu honte de me retrouver à lire le conseil débile de la secrétaire de l’école, et j’écris cela sans avoir aucune animosité envers elle. Je l’aime bien, elle est sympa, mais que sait-elle de moi? Tiens, d’ailleurs, Stéphane m’a demandé quand je publiais, il n’y a pas longtemps, alors que je me moquais des « livres » de Chiappa.
Je donne mon respect au compte goutte, je suis égoïste et buté, pas du tout imbu de moi-même mais plutôt assez lucide sur les conseils que les gens procurent. La secrétaire, c’est une survivante qui s’accroche à son boulot de merde payé des clopinettes. Elle est super mal payée et depuis quelques temps, elle s’est mise à enseigner. Quand elle enseigne, elle n’est pas payée plus. Une survivante qui fait tout pour pas se retrouver, elle aussi, dans la quarantaine, avec un contrat pourri. Alors que j’ai arrêté de me dire que je devais lui répondre, j’ai pensé que c’était plutôt elle, qui devait passer à autre chose et bouger.
Moi, j’ai ce putain de covid qui me tombe dessus. Rentrer en France, ce n’est plus à l’ordre du jour, ça va être beaucoup plus compliqué. Et si je rajoute ce climat politique vicié, non, autant rester ici pour le moment, reculer le moment du départ et créer mes propres opportunités.
Ce conseil de Didier, cette petite pique de Stéphane, elles sont depuis quelques jours des aiguillons qui donnent du sens à ma situation. Stéphane, je ne sais pas pourquoi, ce doit être son caractère très direct, je l’ai toujours incroyablement respecté. Je veux dire, en plus de le considérer comme un ami. Il a cette façon de dire le truc franco. Des fois, ça tombe à côté, mais ce n’est pas grave. Il est incroyablement honnête. Didier, c’est autre chose, un conseil de Didier Lestrade, ce n’est pas un conseil. C’est un ordre, parce que c’est pensé, intelligent. C’est un grand frère, notre grand frère à nous tous.
Là, c’est le soir, j’avais arrêté l’écriture de ce billet vers 11 heures et demi, je voulais la poursuivre dans le métro, et puis j’ai enregistré sur mon bureau et non dans le cloud, je n’ai pas pu continuer sur mon iPad dans le métro. On est donc le soir, je suis dans mon lit et j’écris sur mon vieux MacBook. Presque neuf ans, le vieux gaillard… C’est le soir, il a neigé cet après=midi…
Je vais me retrouvé appauvri, et paf, tuile, mon ampli acheté il y a huit an a décidé de mourir. Il faisait des tac tac tac. Il y a donc une diode ou un transistor ou un machin comme ça qui est mort. Je vais le jeter, c’est à dire que je vais le mettre quelque part avec un papier qui dira qu’il est réparable. J’aurais pu le faire réparer, c’est à dire ne pas avoir d’ampli pendant trois semaines, payer plus de 100 euros…
Je n’aimais pas son son. C’était un Sony, donc c’est assez normal qu’il rende l’âme après huit ans. Non, il avait un son sans aucune personnalité. Je ne sais pas comment dire, il n’attrapait pas les textures des instruments, sa dynamique était fade. Il n’était pas neutre, il n’avait aucune saveur. Je ne crois plus à la haute fidélité « neutre ». Pour la simple et bonne raison que l’acoustique même d’une salle va colorer la musique.
J’ai cherché sur le net et je suis vite tombé sur un petit bout de choux de chez Teac. Je l’ai acheté, il est vraiment tout petit. C’est un classe D, donc un ampli « bon marché ». Je parle d’un point de vue technique bien sûr. Le méga truc, c’est le classe A. Coûteux, qui bouffe énormément de courant mais restitue le son à la perfection, parait-il… Je vis dans 30 mètres carrés, un classe D est donc très très amplement suffisant! Mon compte en banque est, de toute façon, totalement de cet avis. La presse disait du bien du petit Teac. Emballé, c’est pesé.
La première écoute m’a un peu désarçonné. Il est, comment dire, fruité. Son son va plutôt du coté du haut-médium, pas beaucoup mais juste ce qu’il faut pour que ça se remarque. Sur le moment, sentiment de manquer de basse. Sentiment renforcé par mes enceintes, des enceintes d’étagères Dali.
En même temps, j’ai tout de suite noté la texture, l’ampli saisi les sons, il y a quelque chose de nerveux, de ciselé, et puis un sentiment d’ampleur. Jamais le Sony n’avait rendu de volume, un relief au delà de la stéréo, jamais je n’avais eu l’impression d’éloignement du soliste, ou l’illusion qu’un instrument jouait au delà de l’enceinte, et là, oui. C’est nerveux et précis, avec ce petit côté fruité sans jamais crier. Il chante. Si, si… Et maintenant je les entends, ces basses, légèrement moins présentes qu’avec le Sony, mais précises et « tenues », je ne sais pas comment expliquer cela. Disons que ce n’est plus seulement un son, c’est un instrument qui produit ce son, et il y a donc quelque chose de plus complexe.
Un réel plaisir. Avec ce nouvel ampli et le départ de l’autre, c’est une trace de Nori, vous vous souvenez, qui s’éloigne.
Et moi, je suis ravi. C’est un pschitt, certes, mais je ne peux pas vivre sans musique.
Sinon, j’ai repris mes rangements. J’ai mis de l’ordre dans un petit meuble à côté de mon bureau. Et finalement, plus encore qu’en décembre j’ai le sentiment d m’installer. C’est important de s’installer, quand on veut travailler. Enfin, je parle pour moi.
Bon, je vais me coucher. J’ai une vague idée de récit, je devrais m’y mettre. Et puis une idée de chroniques. C’est bien plus important que faire la guerre pour un boulot de merde.

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