Réinventer la France (première partie)

… d’un regard optimiste, d’une envie de recréer la France, de la projeter avec passion dans une direction nouvelle, inconnue, de l’ouvrir aux vents du monde à commencer par le monde en son sein, de lui donner une nouvelle frontière qui serait celle qu’ensemble nous définirions…

Video, 1990. Maldon,  Zouk Machine, classé numéro 1 pendant 9 semaines au Top 50, deux ans après la vague Kassav et son double disque d’or. Une première pour un titre guadeloupéen chanté en créole.

deuxième partie (ici)

A Didier Lestrade à qui je dédicace ce très long article
et à Rodrigue pour son très long message

D’un souvenir…

Je n’avais encore que 25 ans. C’était en 1991, le 21 juin, juste à l’entrée du boulevard Beaumarchais. J’avais fumé quelques pétards en débuts de soirée, puis j’avais finalement sauté sur mon vélo pour voir un peu ce qui se passait pour la fête de la musique, et c’est comme ça que j’atterris place de la Bastille. Je crois bien que c’était France 2 qui organisait la soirée, un truc bien nul quand j’y repense.
Je continuai mon chemin et c’est comme ça que je m’attardai, à l’entrée du boulevard Beaumarchais, sur les préparatifs d’un Sound system. Même si j’en avais écouté, le rap n’avait jamais été spécialement mon truc, surtout à cette époque où je n’écoutais plus quasi-exclusivement que de la musique baroque, mais le son était bon, et je posai mon vélo puis me dirigeai tranquillement vers cet attroupement composé exclusivement de jeunes africains dont certains, la peau incroyablement brune et le visage parfaitement sculpté illuminé par le sourire de la soirée qui commençait, étaient incroyablement beaux.
L’un d’eux changea quelque chose dans l’installation et soudain le son se fit plus profond, il y avait même quelques basses. L’attroupement devait bien se composer d’une centaine de personnes, aux trois quarts des mecs mais quand même une bonne proportion de filles, c’était sympa. Progressivement je me mis à danser. Une sorte de cercle s’était constitué, et on regardait les types se lancer des défis, c’était magique. Pendant une heure cela continua, on devait bien être maintenant plus de 200 réunis autours du gros son d’un rap fresh et élégant. Le rap, ça faisait parti de la vie parisienne, soirées Marthe Lagache ou D-Nasty sur Radio Nova, MC Solar. J’étais l’un des rares blancs et ça ne posait aucun problème, et j’étais rempli du bonheur de regarder autours de moi tous ces mecs, certains incroyablement beaux, et ces filles, certaines absolument sublimes, et leur look, impeccable. À Paris, dans les années 80, africain avait rimé avec élégance, avec classe. Même, et surtout, pour les rappeurs. Une décontraction élégante et posée, vous pouvez pas comprendre…

Et puis d’un seul coup, sans aucun avertissement, une grenade lacrymogène, et puis une autre, on s’est mis à tousser, les larmes sont montées, on s’est mis à courir, des types ont ramassé le matériel à la va vite, moi, je me suis dépêché de retrouver mon vélo, ça courait dans tous les sens, la police nettoyait la place en attaquant, sans même prévenir, et alors que durant dix ans la fête de la musique avait été une fête populaire avec de la musique jusqu’à plus d’heure.

Avec mon vélo, j’ai pu revenir sur place, me faufiler. Parmi les jeunes qui quelques minutes avant s’amusaient et dansaient tout sourire, certains avaient désormais des visages rudes, la colère dans les yeux. Certains ont commencé à riposter, c’est à dire à se défendre. La situation a fini par empirer car d’autres jeunes qui eux venaient d’autres quartiers ou même de la place de la Bastille ont été pris en étaux. Ça s’est mis à craindre, vraiment. Alors je suis finalement parti.

… comme une rupture…

Le lendemain, j’ai téléphoné à un ami pour lui raconter en lui disant de regarder les informations à la télévision. Le récit officiel était que des jeunes de banlieue avaient attaqué les forces de l’ordre et qu’il avait fallu « nettoyer la place ».

Pourquoi servir cette propagande à base de « jeunes de banlieue » et de « vitrines cassées » quand, j’en atteste pour avoir parcouru la place à vélo, tout était calme avant que la police n’attaque. Oui, c’est la police qui avait attaqué.

J’en ai longtemps parlé autours de moi. Un souvenir amer et lourd de sens, d’un sens profond. Comme la perception alors informulée d’avoir saisi un moment dans l’histoire où quelque chose avait basculé, une bataille idéologique que « nous » aurions perdu, nous, les « progressistes » (aux USA, on dit « liberals »).
Un moment où la dynamique « progressiste » née sous l’occupation et qui s’était développée durant les années 50/60 au point de parvenir à s’imposer dans le débat dans les années 70 grâce aux luttes sociales et intellectuelles, s’est fracturée au point de n’être aujourd’hui qu’une vieille loque rabâchée, écrasée sous le triple poids du consensus post-thatchérien, du néo-conservatisme de la république autoritaire de la « défense des valeurs de la république » et d’une nouvelle extrême droite qui a su se renouveler en diversifiant ses approches tout en préservant l’essentiel, c’est à dire la préférence nationale et une vision pessimiste voire paranoïaque du monde, sa constante depuis plus d’une centaine d’années.

… de la France Pluri-culturelle à la République autoritaire

Il y a pourtant eu un avant à la tentation de la république autoritaire dans lequel nous pataugeons. Un moment enchanté, optimiste, où le sentiment d’inclusion était bien plus fort car l’idéologie dominante, nourrie de l’humanisme de la résistance (Sartre et Les Temps Moderne, Leiris, Fanon, Levy-Strauss), des luttes sociales (mai 68 mais aussi le PCF) et des luttes anti-coloniales (le PSU), reconnaissait une légitimité aux luttes sociales, aux luttes régionales, aux luttes minoritaires et finalement, aux luttes issues de l’immigration, toutes considérées comme l’expression du processus démocratique et d’un approfondissement des libertés. De la citoyenneté.

Revenons donc à l’époque qui précède ce Sound System…
Le période qui va de 1983 à 1991 est en réalité un moment clé, quelque chose qui à peine esquissé a disparu.
Une utopie tout juste frôlée, entr’aperçue mais réelle, possible, et pour moi, c’est l’objet de ce texte de rentrée, un territoire à repenser,  à reconquérir pour le dépasser.

Un moment qui a vu s’effondrer la principale menace qui pesait sur le monde, à savoir un conflit nucléaire entre grandes puissances. Un moment qui a vu l’Europe divisée retrouver son unité géographique: soudain, il a été possible de voyager « à l’Est »; un moment où le chef de l’état de la Russie encore soviétique apparaissait souriant et invitait l’Europe de l’Ouest à se joindre à celle de l’Est pour bâtir une grande confédération dépassant le socialisme bureaucratique et le capitalisme carnassier, un moment où après avoir fait l’acte unique les chefs d’état européens ont mis sur place les bases du programme Erasmus…

Un moment où après une brève éclaircie économique, la Grande Bretagne de Margaret Thatcher et les USA de Ronald Reagan sont entrés en récession alors que la France retrouvait des taux de croissance inconnus depuis les années 70, un moment où c’était de France qu’émergeaient des architectes et des créateurs parmi les plus talentueux dans un pays qui semblait se lancer dans une course à sa réinvention, débarrassé des nostalgies de son propre passé et leader d’un avenir possible qui se serait appelé l’Europe…

Un moment où partout apparaissaient ceux qui s’étaient baptisés eux-mêmes les Beurs lors de la création de la radio du même nom en 1981, une radio qui pour la première fois diffusait les musiques du Maghreb enfin débarrassées du misérabilisme et érigeait la jeune génération issue de l’immigration post-coloniale au rang d’acteurs et non plus de sujets passifs des discriminations dont avaient soufferts leurs parents, créant un pont entre les deux rives de la Méditerranée, une époque où, au hasard de 1985 Frédéric Mitterrand inaugurait les Nuits du Ramadan sur une chaîne publique…

Un moment où la mannequin à la mode s’appelait Farida, où le couturier à la mode était un tunisien qui s’appelait Azzedine, un moment où le symbole de Paris était une jamaïquaine à la peau noire appelée Grace Jones inspirant le look de milliers de sapeurs (du verbe se saper) ouest-africains, une époque où une cantatrice africaine-américaine, Jessy Norman sublima Marianne lors des célébrations du Bicentenaire de la Révolution Française en chantant le plus progressiste couplet de la Marseillaise, quelques années où après la Marche pour l’égalité s’était imposée une génération d’écrivains, de cinéastes et d’acteurs issus de l’immigration post-coloniale, une période où quand surgirent les premiers cas de foulards dans les écoles la réaction fut avant tout de ne pas focaliser sur cela tout en révélant les contradictions profondes dans lesquelles nous stagnons…

Un bref moment d’utopie quand à la question « qui verriez vous pour présider l’Europe? » une majorité d’européens répondait « François Mitterrand » quand au même moment Margaret Thatcher et l’incroyable brutalité de sa politique incarnaient un véritable repoussoir jusque dans son propre pays, où elle était haïe, ne devant sa survie qu’à un système électoral inique…

Une éclaircie enchantée qui avait pour nom « Summer of Love » au Royaume Uni mais qui avait en France la saveur des énergies de la France « Pluri-culturelle et multi-ethnique » qui se télescopaient pour donner à la culture dominante les traits originaux de tout ce qui est habituellement réservé à la contre culture, que ce soit dans le succès de Négresses Vertes, des Garçons Boucher, de Mano Negra, des Béruriers Noirs, de Cheb Khader, Cheb Mami et Cheb Khaled, de Manu Dibango, Toure Kunda, Youssou’n Dour, Mori Kante, Zao ou Salif Keïta, et de Kassav à Zouk Machine, et jusqu’au cinéma où Rivette, Annaud, Corneau, Carax et beaucoup d’autres réalisèrent de véritables chef d’œuvres intimistes en totale rupture avec la domination de l’idéologie de vainqueur thatchérienne qui commençait à s’imposer…
Une époque où, à heure de grande écoute et sur toutes les ondes dans une grande variété de langues (que ce soit le Créole qui eut enfin toute sa place au Top50, les différentes langues de l’Afrique de l’Ouest et même l’arabe maghrébin), de vêtements et d’instruments ou de saveurs bref dans toute les couleurs des origines et des histoires réunies par une origine commune qui est celle de la colonisation, la France indigène (mise au ban) émergeait et commençait à faire sa place, aspirant à la liberté, à l’égalité et à la plaine citoyenneté au coeur d’une France réinventée.
Et comme une apothéose de cette époque, en 1990, c’est la chanteuse guadeloupéenne Joëlle Ursull qui représenta la France à l’Eurovision avec une (très mauvaise) chanson écrite par Serge Gainsbourg MAIS abordant le thème du métissage et de l’égalité, et en 1991, c’est l’artiste franco-Tunisienne Amina – avec pour la première fois dans ce concours, et pour représenter la France, quelques mots d’arabe…

Notre défaite

Nous avons perdu cette guerre. Celle d’une France pluri-culturelle, créole, réinventée dans ses fondements par le produit de sa propre histoire.

Le regard porté sur ce qui fait le multiculturalisme a changé. On est passé d’un regard optimiste, d’une envie de recréer la France, de la projeter avec passion dans une direction nouvelle, inconnue, de l’ouvrir aux vents du monde à commencer par le monde en son sein, de lui donner une nouvelle frontière qui serait celle qu’ensemble nous définirions, sans à priori, sans demander aux immigrés ni à leur enfants de mimer une origine commune introuvable (« il faut s’adapter aux traditions françaises »), mais au contraire en respectant ce qu’ils sont, ce qu’ils apportent, en respectant, en valorisant les savoirs, les langues, leS cultureS, tous trésors avec lesquels la France serait plus riche, plus belle, et pourrait de nouveau aspirer à être le modèle qu’elle a cessé d’être et auquel elle seule feint encore de croire (j’écris feindre, car en réalité personne n’est dupe…).

Les partisans de la république autoritaire, nos néo-conservateurs, eux, ont gagné cette guerre qu’ils ont engagée il y a près de trente ans. À droite d’abord puis, par capillarité, par opportunisme et par électoralisme, jusque dans l’extrême-gauche, histoire de donner une tonalité plus couillue au néant idéologique, une sorte de radicalisme facile. Des républicains autoritaires qui n’ont de modèle que dans un passé inventé mais érigé au rang de mythologie comme le résume très bien Michel Wievorka, une bien curieuse façon de définir une communauté de destin (la définition de la nation) en l’arrimant à des origines et des présupposés.
C’est précisément sur ce terreau que le Front National prospère, à force de transformer le présent en une forteresse assiégée.

1987. La défaite de la penséePremier étage de l’offensive néo-conservatrice à la française. En quelques deux cent pages, l’essayiste Alain Finkelkraut, à travers des raccourcis faciles mêlant Michael Jackson et Levy-Strauss, Band Aid et Jean-Paul Sartre, Jean-Jacques Rousseau et les pires dictatures communistes, fit le portrait du multiculturalisme comme, au mieux, un produit de la niaiserie intellectuelle de l’après-68 coupable d’aider l’islamisme radical de la république islamique d’Iran.

Une vision paranoïaque d’un monde en guerre idéologique où toute pensée démocratique et multiculturelle reviendrait à une abdication, toute remise en cause des structures sociale une destruction de l’ordre, tout approfondissement de la démocratie une ruine. Une description en filigrane d’un Occident ayant excellé à une certaine forme de supériorité qu’il faudrait protéger. Par la suite, il a étendu sa vision autoritaire à une critique du militantisme homosexuel, du militantisme SIDA, de l’Islam, des luttes sociétales voire même des luttes sociales comme toutes participant de l’expression de particularismes et donc d’un communautarisme qu’il opposait à un universalisme représenté par la république.

Il faut noter que cette façon de voir, aujourd’hui commune et partagée à des degrés divers et avec des paranoïas différentes par Caroline Fourest, Eric Zemmour, Alain Soral ou Banania, était marginale jusqu’à la fin des années 80.
Il y a ainsi chez Alain Finkelkraut la même haine du rap que chez Alain Soral, la même peur de l’islam que chez Éric Zemmour, la même vision d’un complot islamiste que chez Caroline Fourest.
Si cette offensive néo-conservatrice a prospéré en parallèle dans tous les pays développés, l’originalité du cas français est qu’elle y a été menée au sein de la gauche elle-même, expliquant l’incroyable retard ici des recherches universitaires sur les mécanismes de ségrégation et de la diffusion de leurs résultats dans la société, a même de régénérer une gauche désormais en fin de course dans son projet émancipateur.

fin de la première partie, deuxième partie (ici)


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