Billet de transition

TRANSITION : nom féminin singulier (latin transitio « passage « , de transire)
1 Passage d’un état à un autre, en général lent et graduel. Etat intermédiaire.
2 manière de passer de l’expression d’une idée à une autre, en les reliant dans le discours.
(voir : transitoire, période de transition entre deux styles)

Dimanche, vers 14 heures 30. Grand soleil au dehors. Aujourd’hui, pour la premiere fois depuis tant de temps, environ 3 ans, j’ai pu enfiler un de mes deux jeans : la balance affichait une perte de 12,9 kilos. Ca ne va pas durer puisque ca remonte toujours un peu apres chaque perte, mais desormais j’ai un important palier en vue : j’ai atteint le poids que je faisais a l’epoque de Lehman et je ne vais pas tarder a retrouver le poids que je faisais quand je suis arrive au Japon. Je pesais environ 79 kilos, j’en pese 80,6 ce matin. J’etais monte a presque 94 kilos, ce que j’ai arrondi a 93.5 kilos… Je ne compte pourtant pas recommencer a « manger normalement » pour la simple et bonne raison que ce que c’est comme je mange desormais qui est normal. Rentrer dans un vetement oublie sur un ceintre est jouissif et satisfaisant. Pas seulement parce que c’est le symbole d’une perte de poids, mais parce que c’est la recompense d’un travail patient que rien, ni des vacances fin decembre, ni mon travail ni rien d’autre n’est venu perturber. Cela fait donc plus de trois mois que je suis entre dans cette nouvelle alimentation et rien ne viendra la modifier. Je sais simplement qu’a un moment je m’estimerai satisfait du resultat, et je m’autoriserai donc, eventuellement, si l’occasion se presente, un gateau ici, ou un restaurant la. Mais pas tous les jours, parce que ce n’est pas bon, en fait. A mon age, ce sont mes 60 ans que je prepare.

Cette histoire de poids est donc a proprement parler une transition. Une premiere. Je comprends mieux l’importance de ce mot que les transexuels et les transexuelles utilisent (j’en ai plusieurs parmi mes amis sur Facebook et pour tout dire, j’en suis ravi car j’ai l’impression d’avoir compris pas mal de choses sur moi-meme en m’interessant a une question pour laquelle je ne m’etais jamais vraiment senti concerne – je suis homosexuel, et donc pas du tout attire par les femmes, qu’elle l’ai ete depuis la naissance ou apres).
Maigrir comme je le fais, dans la duree est un travail sur mon corps et mon alimentation, certes, mais c’est surtout un travail de moi-meme sur moi-meme. Un exercice de ma volonte sur mes instincts, une reconciliation avec mon corps tel qu’il est au present. Car on ne peut pas maigrir si on n’aime pas son corps. Tous ces mots blessant sur les gros sont autant de freins a une reconciliation avec son corps. Un gros, une grosse doit aimer son corps, doit le chouchouter, doit l’exposer sans honte, car c’est dans cette reconciliation que se cache la possibilite non pas de le punir en l’affamant, mais de lui faire un cadeau en plus : les quelques kilos en moins pour alleger les chevilles qui fatiguent, ceux qui permettent d’attraper le train sans suer, l’assurance que le coeur, les arteres et toute la machinerie de ce corps continura de fonctionner sans probleme avec les ans. On ne doit pas maigrir pour les autres, on doit maigrir pour soi. On ne doit pas maigrir pour se punir, on doit le faire pour se faire encore plus se chouchouter. Et tant pis si malgre 30 kilos de surpoids on ne parvient qu’a en perdre une dizaine, si on estime que c’est tres bien comme cela, que les chevilles ne font plus mal et que le coeur va tres bien, merci. Ce qui compte dans un regime, ce n’est pas le poids perdu, c’est se faire plaisir, et cela commence avant le regime.
Pour moi, ca a ete sortir le velo et aller jusque dans le centre de Tokyo a velo. Ca ne fait pas maigrir, mais j’aimais cette heure de traversee. Ca a ete mettre des cravattes et un gilet, ca a ete le bombers. On peut etre un coquet et gros. Ca a ete le shampoing naturel aux algues de Bretagne. Ca a ete le savon naturel grec 100% huile d’olive… Et ca a ete surtout, pendant trois ans, laisser ma balance tranquile, ne pas chercher a m’imposer une perte de poids temporaire, vite perdu vite revenu. Ca a ete accepter de grossir. En avoir honte parfois, mais apprendre a dompter cette honte et a me dire que cette honte etait stupide, que mon probleme n’etait pas de grossir, mais d’avoir honte de mon corps.
A l’automne, j’ai senti que j’etais pret. J’ai supporte des douleurs musculaires dans la voute plantaire et a la cheville (j’ai eu dans ma vie pas mal d’entorses, je souffre d’un affaissement de voute plantaire), je transpirait chaque fois que je courais. Je desirais perdre du poids pour me debarasser de ces soucis, mais il y avait un refus de me faire du mal, de me mettre a la diete, ce que j’appelle les regimes de malades. Il fallait donc l’etre vraiment. Perdre du poids, c’est comme arreter la cigarette : quand on arrete, c’est pour la vie. Je pars du principe qu’il faut un an par annee fumee. J’applique le meme principe au poids. Un an par kilo perdu. Dans mon cas, il me faudra continuer a manger ainsi pendant au moins 13 ans. Et pour tout dire, je trouve plutot bien, car j’adore les legumes, le poisson, la petite noix de beurre qui change tout, la sauce soja ou le miso qui donnent du gout sans apporter de calories. J’adore les fruits, l’avocat. Et je maigris tout en mangeant un sandwish par jour, et au moins un bol de riz, des cereales au petit dejeuner. Je bois du lait entier ou demi ecreme indifferemment, mes yaourts sont au lait entier. Je mange meme des pommes de terre trois ou quatre fois par semaine. Parfois, avec Jun, nous allons dans un restaurant, et je mange comme lui.
Comme je vous l’avais ecrit, je mange de tout, mais pas dans les memes quantites. Je n’ai pas ces reves de gateaux que donnent les regimes de malades. Au contraire, chaque fois ou j’ai mange « normalement », mon foie, mon estomac, tout mon corps m’a rappele a quel point cette alimentation dite normale n’est pas digeste.
J’ai donc entame une lente transition, celle que je qualifiais d’hibernation dans mon billet precedent.

Et on arrive au second sujet, l’argent, le travail. C’est assez inhabituel, pour moi, d’ecrire le dimanche, et pour cause, je suis avec Jun le dimanche. Toujours. Pas aujourd’hui. Comme vous le savez, j’ai traverse deux periodes de chomage dont l’une assez longue. Cela a ete tres difficile a chaque fois. La premiere a ete tres eprouvante mais finalement assez courte. J’ai tire sur les cartes de credit, ma mere m’a un peu aide, et quand j’ai retravaille a Lehman, j’ai pu rembourser quasiment tout. En fait, Lehman a ete une periode de desendettement, ce qui est ironique quand on connait cette banque. Mon salaire n’etait pas mirobolant, j’etais interimaire, mais le restaurant d’entreprise etait peu couteux, je travaillais du matin au soir et donc je ne depensais rien. Apres Lehman, j’ai ete au chomage pres de 6 mois, ce qui a ete beaucoup plus difficile, financierement comme psychologiquement car etre au chomage, dans un pays etranger comme le Japon, au milieu de ce que je continue de qualifier de typhon, ou tout s’est quasiment fige l’espace de quelques mois n’a pas ete facile du tout. Je me suis de nouveau endette. Rentrer en France n’offrait aucune solution, et c’etait inenvisageable car je ne suis pas seul. J’ai de nouveau tire sur les cartes de credit. J’ai fini par retrouver un emploi, peu paye mais suffisament pour assurer le quotidien. Je suis naif, je m’illusionne facilement ou je suis reste assez enfantin sur les questions d’argent, je ne sais pas, toujours est il que j’aurais du decider a ce moment la (je l’ai seulement envisage), de demenager et « reduire la voilure », comme on dit, le temps de trouver le rythme, de me desendetter. Je ne l’ai pas fait. J’ai accru mon endettement, pensant que je trouverais une solution. L’annee derniere a ete boulversee, pour le coup, ca a ete la limite. Raisonnablement, je n’aurais pas du aller a Kyoto en decembre, mais mentalement, j’avais besoin d’y aller, pour mettre 2011 definitivement au passe car l’annee avait ete eprouvante. En mars, mon ecole a coupe les salaires car elle a ete fermee presque deux semaines (l’arrondissement a ete hors circuit pendant deux jours, et les coupures de courant y ont ete frequentes pendant 10 jours). Au meme moment, Jun et moi sommes alles a Kyoto. J’ai retire sur les cartes, pensant que ca allait s’arranger.
Il y a toujours un moment ou il faut que ca s’arrete, car cela devient absurde. Nous y sommes. J’ai du emprunter le loyer du mois a Jun. Je le rembourse dans une semaine, ce n’est pas la question. Ca nous a un peu brouille. Je ne detaille pas, ca ne vous regarde pas, mais je suis seul aujourd’hui. Ma soiree a ete redoutable hier soir, envie de tout plaquer, quitter le pays, avec ma raison pour me dire que ce n’est pas la solution. Ce serait comme faire un regime de malade. Je vais donc demenager. Je vais donc retourner vivre au meme endroit que quand je suis arrive. Dans une guest house. Ce n’est pas ce que je veux, c’est ce que je dois faire. Ma situation est comme ces chevilles qui parfois me faisaient mal. La douleur est partie. Je dois donc avoir le courage de vivre en depensant moins, et si en plus je parviens a trouver un meilleur travail, plus riche, mieux paye, eh bien cela facilitera ma remise a flot. Et je pourrai envisager, a un moment, de rebouger, un peu comme il y aura un moment ou je pourrai m’autoriser un gateau ici ou la.
Dans mon malheur, j’ai toujours eu enormement de chance. Je vous ai deja ecrit cela, et vraiment, je le confirme. Ces deux dernieres annees, quand j’hesitais a faire ce choix, je regardais le site de guest houses. La chambre etait toujours occupee. Elle est la seule que je veux. Aucune autre Guest House ne peut m’apporter le quartier ou elle est situee, ni sa lumiere particuliere. C’est comme avoir une chambre de bonnes rues de Bourgogne dans le 7eme, vous voyez ce que je veux dire ? La maison est pourri, lors du grand seisme a venir, il n’en restera pas grand chose, mais elle est en bois, et on ne meurt pas, dans une maison en bois… Le quartier est bien, agreable, un peu chloroforme avec ses bourgeoises amoureuses de la France, mais pourquoi pas. Qu’on me dise « Vous habitez Iidabashi ? Ah, ben oui, vous etes Francais! » ne me fera plus rien, je suis desormais habitue a cette facon japonaise de mettre les gens dans de petites cases pour pouvoir les accepter. Un Francais vers Kagurazaka, c’est banal, mais « qu’est ce que vous faites a Kasai ? »
L’interet d’un tel changement est, bien sur, de faire des economies, c’est a dire, ne plus courir apres mes dettes et les laisser s’eteindre. Et cette fois-ci (j’ai une longue histoire de dettes, que je rembourse toujours, tres curieusement), je vais les rembourser non pas en me sacrifiant ou en m’endettant, mais en reprenant la main. Ca ne me rejouit pas vraiment, de retourner dans cette maison, mais hier soir, quand l’idee m’est venue, c’etait comme une evidence, comme si du plus profond de moi je m’etais prepare. Et vous savez quoi ? Cette chambre s’est liberee cette semaine, il y a quelques jours… Dans mon malheur, j’ai toujours de la chance. Je ne concois pas vraiment de vivre dans une autre guest house…
J’ai fait part de cette decision a Jun par email ce matin. Il ne m’a toujours pas repondu.
Je sais que c’est la bonne decision. Mon ami Yann a lui-meme reduit la voilure, bien qu’il ait mis du temps a le faire, comme moi. Mais je me sens libere d’un poids. Tiens, comme un regime! Oui, je me sens libere d’un poids, celui de ne pas y arriver. Le loyer est presque aussi eleve, mais il est tout compris, et ce tout compris, ce sont des economies substantielles. Et puis, vivre dans une guest house, c’est comme faire un regime : ce n’est pas definitif, c’est une transition. Il y a avant, il y aura apres. Et pendant, finalement, je serai dans un quartier que j’aime, dans une chambre ou je me sens bien, meme si le fait de partager, de vivre dans une vieille maison ne m’enchante guere. Je sens que Jun va me faire la gueule, et je le comprends. Mais ma decision est prise, et je n’ai pas d’autre solution si je veux faire face. Une transition, quoi. Avec l’excitation pour apres, car je sais bien que ce que je concede a mon retablissement me sera rendu. Comme ce jeans que j’ai enfile ce matin et que je porte, fierement. C’est moi qui l’ai fait.
Mars qui rit, malgre les averses, prepare en secret le printemps, dit le poeme. Oui, c’est vrai, et en fait c’est faux. C’est au coeur de l’hiver que la nature fait jaillir le printemps. Je dois accepter ce qui s’annonce comme une opportunite de sortir beaucoup plus fort, habille de neuf.

Vous m’accompagnerez dans cette aventure, je n’en doute pas.

De Tokyo,

Madjid


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